« Alimentation des femmes en Australie »

Ail, oignons et autres alliacés

De l’Antiquité jusqu’à l’époque moderne, les hommes ont célébré l’ail autant pour ses vertus thérapeutiques que pour son intérêt culinaire. Les médecins des premières civilisations en avaient fait l’un des éléments essentiels de leur pharmacopée. Au XVIII° siècle, ses propriétés antiseptiques ont suscité un regain d’intérêt, avec la découverte du « vinaigre des quatre voleurs ». En 1726, quatre brigands avaient utilisé une macération d’ail pour se protéger contre la peste qui décimait la population de Marseille. Grâce à cet antidote, ils avaient pu détrousser les cadavres et piller les maisons sans être contaminés par le bacille. L’oignon, quant à lui, était systématiquement embarqué à bord des navires pour pallier l’absence de fruits et de légumes frais pendant les longues traversées. Sa richesse en vitamine C permettait à l’humble bulbe de prévenir le scorbut.

Le berceau de l’ail se situe en Asie Centrale, dans une vaste zone en forme de croissant s’étendant de la mer Caspienne jusqu’aux confins du Kazakhstan et de la Chine. L’oignon est, lui aussi, originaire d’Asie : on le trouve encore aujourd’hui à l’état sauvage en Afghanistan, au Pakistan, en Iran…

Des aliments divins pour les Egyptiens

Il y a 4500 ans, les habitants de Sumer, en Mésopotamie, pratiquaient déjà la culture de l’ail. Quelques siècles plus tard, les Chinois et les Egyptiens en faisaient autant. Ces derniers étaient de grands consommateurs d’ail, et aussi d’oignon : ces deux légumes faisaient partie de la ration quotidienne des ouvriers qui participèrent à l’édification de la pyramide de Khéops. Des peintures ornant les murs des tombes égyptiennes représentent des aulx et des oignons… dont on a également retrouvé des exemplaires entortillés de bandelettes comme les momies ! Puis les Egyptiens élevèrent l’ail et l’oignon au rang de divinités (ils juraient même « par l’ail » et « par l’oignon » comme ils le faisaient avec les noms de leurs autres dieux !). Conséquence de cette fulgurante ascension sociale : l’ail et l’oignon, devenus aliments divins, virent leur consommation strictement limitée.

Ce tabou alimentaire ne concernait pas les Hébreux, qui avaient été déportés et réduits en esclavage sur les bords du Nil. Mais en s’enfuyant d’Egypte sous la conduite de Moïse, les fugitifs furent privés d’ail et d’oignon pendant les quarante années que dura leur errance dans le désert du Sinaï. Quelques lignes de l’Ancien Testament font allusion à cette frustration alimentaire : « Nous nous souvenons des poissons que nous mangions en Egypte et qui ne nous coûtaient rien, des concombres, des melons, des poireaux, des oignons et des aulx. » (Nombres, XI-5).

L’alimentation quotidienne des personnes ordinaires

Les Grecs et les Romains attribuaient à l’ail le pouvoir de donner de la vigueur aux combattants. Mais l’odeur qu’il conférait à l’haleine de celui qui en croquait en faisait un condiment peu prisé des membres de l’aristocratie (les Grecs avaient d’ailleurs donné à l’ail le surnom de « rose qui pue »). Cette odeur désagréable explique également le mépris de la tradition musulmane pour l’ail : ce dernier aurait poussé dans l’empreinte du pied gauche de Satan lorsque celui-ci a été chassé du Paradis (l’oignon, lui, serait apparu dans la trace laissée par le pied droit).

S’ils étaient peu appréciés par les élites sociales, ail et oignon faisaient en revanche partie de l’alimentation quotidienne des personnes ordinaires : gens du peuple, soldats, prisonniers enchaînés sur les bancs des galères… Cette image d’aliments ne pouvant convenir aux nobles perdura long-temps. Au début du XIV° siècle, Alphonse de Castille interdit par décret que paraisse à sa cour tout chevalier ayant mangé de l’ail ou de l’oignon. Et deux siècles plus tard, Shakespeare s’accordait avec Cervantès pour recommander aux personnes bien nées de ne manger ni oignon ni ail : cela aurait été le signe d’une « grossière » origine paysanne. Mais la puissante odeur n’avait pas que des inconvénients : elle fut jugée suffisamment répulsive pour éloigner le « mauvais oeil », les esprits malfaisants et les vampires.

Le mépris des élites aristocratiques

L’ail et l’oignon appartiennent à la famille botanique des alliacées (anciennement nommée liliacées), dans laquelle figurent également trois autres plantes, originaires du bassin méditerranéen : l’échalote, le poireau et la ciboulette. Comme l’ail et l’oignon, le poireau était cultivé dès l’Antiquité par les Egyptiens, les Grecs et les Romains. L’empereur Néron en mangeait régulièrement, pour améliorer sa voix. Quant à l’échalote, elle doit son nom à la légende selon laquelle les Croisés l’auraient découverte en Terre Sainte, près de la ville d’Ascalon.

Tout au long du Moyen Âge, ail, oignon, échalote et poireau faisaient partie de l’alimentation des classes populaires. Pour cette raison, ils étaient méprisés par les élites aristocratiques qui, elles, tenaient à se distinguer des paysans. De plus, la partie comestible de ces végétaux croît sous la terre. Or, pour les mentalités de l’époque, cet élément de l’univers était le moins noble. Les aristocrates privilégiaient les fruits, les grains de céréales ou encore les grands oiseaux : ces végétaux et animaux vivent, eux, au contact de « l’air », un élément qui était au contraire très valorisé.

Le Viagra du Moyen Âge ?

Un souverain français s’est distingué par son goût immodéré pour l’ail. Dès sa naissance au château de Pau, le futur Henri IV fut initié au goût de l’ail par son grand-père. Henri d’Albret se serait en effet saisi d’une gousse et en aurait frotté les lèvres du nourrisson en s’exclamant : « Va, va, tu seras un vrai béarnais ! ». Tout au long de sa vie, le bon roi Henri eût la fâcheuse réputation d’empester l’ail… mais aussi celle d’avoir séduit d’innombrables femmes (d’où son surnom de Vert Galant). Si l’ail, comme on l’a vu, était censé donner aux ouvriers et aux soldats une grande vigueur, celle-ci était autant sexuelle que physique ! A tel point qu’au Moyen Âge, la grande école de médecine de Salerne, en Italie, suggérait aux femmes d’en faire manger à leurs conjoints ou amants pour les rendre « chauds comme braise ». Un proverbe de l’époque affirmait en effet : « Quand un homme au lit […] ne peut aimer sa femme qu’une fois, qu’il mange ail et poireaux […] et la nuit suivante il l’aimera trois fois. ».

Eric Birlouez
Sociologue de l’agriculture et de l’alimentation, Paris, FRANCE
Retour