Le fossé entre les recommandations et les consommations réelles (en Europe)

Quand génétique, environnement et culture façonnent nos choix alimentaires

Dans un article récent*, John R Krebs, un chercheur britannique de l’Université d’Oxford, dresse une intéressante synthèse des connaissances sur les déterminants des préférences alimentaires. Les spécialistes se sont en effet toujours demandés pourquoi tel groupe humain consommait (ou refusait) certains aliments alors qu’un autre groupe, vivant parfois sur le même territoire, pouvait opérer des choix totalement différents. Ou encore, pourquoi tel peuple s’était doté, dans le domaine alimentaire, de comportements et de pratiques, de normes et de règles, de prescriptions et de « tabous », de rituels et de rites… différents de ceux des autres peuples.

Les partisans des choix rationnels

Pendant longtemps, deux grandes catégories de thèses se sont affrontées pour tenter d’expliquer cette extrême variabilité des habitudes alimentaires. Pour certains chercheurs, les choix alimentaires ne pouvaient qu’être rationnels, même si cette rationalité n’était pas toujours consciente ou avait, au fil des siècles, été oubliée. Ces auteurs considéraient que si un aliment était privilégié ou, à l’inverse, interdit, c’est parce qu’il comportait un avantage ou, a contrario, un inconvénient de nature nutritionnelle, hygiénique, économique ou encore pratique. Pendant longtemps, on a ainsi considéré que le tabou du porc, dans le judaïsme et l’islam, avait été motivé par des préoccupations sanitaires : si elle était insuffisamment cuite, la viande de cet animal pouvait en effet transmettre un parasite responsable de la trichinose, une maladie mortelle (cette explication est aujourd’hui considérée comme totalement erronée). Autre exemple : la consommation régulière d’insectes, dans plusieurs régions du monde, serait « justifiée » par le fait que ces aliments auraient apporté aux chasseurs-cueilleurs locaux un maximum de calories et de protéines animales avec un minimum d’efforts. De même, en Inde, la vache serait « sacrée » parce que les paysans auraient eu davantage intérêt à l’utiliser pour sa force motrice que comme source de viande.

En réalité, les choses sont plus complexes

D’autres chercheurs ont totalement réfuté ces explications : ils ont considéré que les préférences et les interdits alimentaires devaient être expliqués par des raisons non pas « matérielles » mais « culturelles », c’est-à-dire faisant référence à la culture, à la vision du monde, aux manières de penser du groupe considéré. Si le porc est tabou chez les juifs, c’est parce que cet animal ne rentre pas dans les catégories qu’utilisaient les Hébreux pour penser le monde. Si, pour les hindous, la vache est sacrée, c’est parce qu’ils la considèrent comme la « mère » des êtres humains…

En réalité, les choses sont souvent plus complexes et, dans un certain nombre de cas, les choix alimentaires résultent probablement d’une interaction entre facteurs génétiques, environnementaux et culturels (Krebs parle de « coévolution »). Ce rapport étroit a été mis en évidence dans plusieurs habitudes alimentaires comme, par exemple, la persistance, chez certains adultes, de la consommation de lait ou encore celle de la consommation de fèves dans la zone méditerranéenne.

Environ 400 millions de personnes, vivant principalement en Afrique duNord et au Moyen-Orient, présentent une mutation génétique qui se traduit par l’inactivité d’une enzyme des globules rouges. Lorsqu’ils consomment des fèves, les individus porteurs de ce gène déficient sont sujets à une maladie grave (le favisme) pouvant, dans de nombreux cas, entraîner la mort. La « raison » aurait donc voulu que, compte-tenu du risque encouru, les populations concernées renoncent à manger des fèves. Or, celles-ci font partie des habitudes alimentaires et sont consommées très régulièrement. En réalité, cette pratique n’est pas aussi « contre productive » qu’on pourrait le penser. On observe en effet que la fréquence de la mutation à l’origine du favisme est positivement corrélée avec la répartition géographique de la malaria dans cette région du monde. L’hypothèse proposée est que la consommation de fèves par des individus porteurs de la mutation génétique permettrait à ceux-ci de mieux résister à la malaria.

Des conceptions utilitaristes, culturelles et fonctionnelles

Un autre exemple est fourni par l’usage des épices. Comment se fait-il que ces aliments soient (ou aient été) consommés en très grandes quantités par certains groupes humains alors que la saveur « brûlante » de ces produits est rarement appréciée spontanément, que leur coût est souvent élevé et qu’ils peuvent même, à fortes doses, être toxiques ? Plusieurs explications ont été avancées… Ainsi, pour rendre compte des énormes consommations d’épices par les aristocrates à la fin du Moyen-Âge en Europe occidentale, certains auteurs ont fourni une explication « utilitariste » : cet emploi massif d’épices aurait servi à masquer le mauvais goût des viandes avariées… Mais l’argument semble peu plausible : les personnes qui avaient les moyens de s’offrir ces denrées hors de prix pouvaient également consommer quotidiennement des viandes bien fraîches ! Des considérations d’ordre culturel ont également été développées. L’engouement pour les épices viendrait de ce qu’elles représentaient un signe de richesse et de distinction sociale : pour le noble, offrir à ses invités des plats très épicés était un moyen d’affirmer son rang de seigneur. De plus, les épices étaient associées à l’Orient lointain et mystérieux, lieu où se trouvait le jardin d’Eden. Elles offraient donc à la fois un « avant-goût » de Paradis et un parfum d’aventure.

Mais peut-on pour autant éliminer toute explication de type « fonctionnel » ? On sait aujourd’hui que certaines épices sont riches en molécules antioxydantes. Il a ainsi été suggéré que la consommation importante de curcuma en Inde pourrait contribuer à la faible prévalence de la maladie d’Alzheimer dans ce pays. Un autre avantage des épices résiderait dans leurs propriétés anti-microbiennes. Chacun sait que dans les pays chauds on utilise davantage d’épices. Mais cela ne vient pas seulement du fait que les épices y poussent aisément et sont donc plus accessibles pour les mangeurs. On a pu mesurer que ce n’est pas le nombre total d’épices utilisées dans la cuisine qui augmente avec la température moyenne des pays étudiés mais seulement le nombre de celles qui ont le pouvoir d’inhiber le développement des bactéries dans les plats à base de viande.

Eric Birlouez
Sociologue de l’agriculture et de l’alimentation, Paris, FRANCE

* John R Krebs, “The gourmet ape : evolution and human food preferences.” Am J Clin Nutr 2009: 90 (suppl) : 707S-11S.

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