Numéro spécial : réapprendre à cuisiner pourrait devenir un acte de santé
publique.

Réhabiliter la cuisine « maison » pour redonner du sens à l’acte alimentaire

Le déficit de savoir-faire en matière de préparation des aliments (qui va parfois jusqu’à l’ignorance des gestes culinaires les plus élémentaires) est une des réalités actuelles du rapport que les Français entretiennent avec la nourriture.

Dans une enquête SEB/BVA réalisée en 2003, 60 % des moins de 35 ans affirmaient qu’ils cuisineraient davantage s’ils disposaient de plus de connaissances culinaires. Et 45 % des plus de 50 ans reconnaissaient ne pas avoir appris à leurs enfants à cuisiner.

Une attirance nouvelle pour le « prêt à manger »

Combinée aux évolutions socio-économiques (l’expansion du travail salarié féminin, l’image dévalorisée de la femme au foyer, le désir d’échapper au temps « subi » des contraintes ménagères…), cette méconnaissance explique que de nombreux Français se tournent de plus en plus vers les produits « prêts à manger ». Or ceux-ci favorisent la déstructuration des repas (grignotage à toute heure) et l’individualisation des menus et des comportements alimentaires, et accentuent le déséquilibre nutritionnel de l’alimentation. A l’inverse, l’absence de savoir faire culinaire constitue un des principaux freins à la consommation de produits traditionnels bénéfiques à la santé comme les légumes frais.
Des enquêtes ont montré que cette évolution s’accompagne, chez certaines personnes, d’un sentiment de déqualification, d’érosion de compétences. Ces dernières concernent les savoir-faire culinaires, mais aussi la capacité à distinguer et à choisir les « bons » aliments, à respecter la saisonnalité des produits, à apprécier des saveurs oubliées ou nouvelles, à mobiliser sa créativité personnelle pour inventer des associations originales (de saveurs, mais aussi d’arômes, de couleurs, de textures…), à recevoir des amis autour d’une table accueillante et appétissante… Le « retour à la cuisine » pourrait favoriser la réappropriation de ces multiples compétences, sources de fierté et de valorisation personnelle.

Favoriser l’apprentissage dès le plus jeune âge

Un apprentissage des gestes de base de la cuisine « maison » et, en amont, des principes présidant à la composition de menus équilibrés et au choix éclairé des ingrédients s’avère donc nécessaire. Cet apprentissage sera d’autant plus efficace qu’il sera proposé dès le plus jeune âge. On sait en effet que les enfants manifestent, particulièrement à l’encontre des légumes, une néophobie. Or, des expériences ont montré que l’on pouvait dépasser ce refus de l’aliment nouveau en faisant participer l’enfant à la préparation du repas : le légume dédaigné revêt alors un caractère familier et, partant, acceptable.

Depuis 1994, dans un collège de Berkeley (Californie), est conduit un programme qui a été initié par la création d’un jardin potager « bio » et d’une cuisine dans l’enceinte de l’établissement. Les cours de jardinage et de pratique culinaire sont obligatoires et totalement reliés à l’enseignement « classique ». Les élèves apprennent à connaître, à semer et à cultiver les légumes ; ils les récoltent puis les cuisinent et, enfin, les mangent à la cantine en les partageant avec leurs professeurs. Les impacts positifs ont été multiples : moins de surpoids et d’obésité, meilleurs résultats scolaires, sensibilisation aux principes de l’alimentation équilibrée et aux grandes questions environnementales, etc.

Quand l’aliment perd son identité

L’industrialisation de la production de nourriture et la mondialisation des échanges ont généré une rupture entre le mangeur et ses aliments. « Venu d’ailleurs » et « transformé » par l’industrie, l’aliment d’aujourd’hui a perdu son statut antérieur d’objet simple, proche, stable dans le temps… Il est aujourd’hui perçu par une fraction croissante de nos concitoyens comme lointain, complexe et changeant. L’identité même de l’aliment transformé est devenue floue : on s’interroge de plus en plus sur son origine, sa composition, son mode de production agricole, les process industriels subis… De plus, son passage par une usine renforce, chez le consommateur, le sentiment d’une absence de maîtrise et de contrôle sur une nourriture qu’il n’a ni produit ni même, souvent, réellement cuisinée. Ainsi, l’aliment industriel apparaît de plus en plus comme un « corps étranger » que le mangeur va pourtant incorporer au plus profond de son être. Cet acte, qui n’a rien d’anodin, peut alors être source d’une anxiété plus ou moins consciente, liée à la croyance anthropologique selon laquelle « nous devenons ce que nous mangeons ».

Rétablir le lien entre le mangeur et ses aliments

De ce point de vue, des produits comme les fruits et les légumes frais présentent des atouts : n’ayant pas fait le détour par une usine, ils répondent à cette proximité et à cette authenticité et tradition sécurisantes que recherchent les Français. Encore faut-il que ces derniers, de plus en plus coupés de la Nature, redécouvrent les « réalités » de ces produits : leur mode de production agricole, leur parcours du champ jusqu’à l’assiette, leur caractère saisonnier… Et qu’ils (ré)apprennent à les choisir et à les cuisiner. Cette connaissance et cet apprentissage peuvent redonner du sens à l’acte de manger.

La cuisine « maison » : source de plaisir et… de ré-assurance

La redécouverte de « l’art et la manière » de préparer et de cuisiner les aliments peut également contribuer à enrichir la dimension plaisir de l’acte alimentaire. Par ailleurs, faire la cuisine et partager le même repas favorise la transmission familiale des valeurs culturelles et sociales et, entre autres, des principes de base d’une « bonne » alimentation.

Enfin, et cet enjeu revêt une grande importance dans le contexte actuel, la pratique culinaire au quotidien peut constituer un facteur de réassurance pour le mangeur inquiet. Faire la cuisine permet de se réapproprier l’aliment (on l’a choisi, manipulé…), de retrouver cette maîtrise dont nous évoquions plus haut la perte, de restaurer le lien, aujourd’hui distendu, entre le mangeur et ses aliments.

Eric Birlouez
Sociologue de l’agriculture et de l’alimentation, Paris, FRANCE
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