« Les petits canadiens »

Ce que nos peurs alimentaires révèlent de notre relation à la nourriture

Près de 40 morts en Europe… Escherichia coli, la bactérie tueuse, a encore frappé ! Aussitôt montrés du doigt, les concombres espagnols ont finalement été disculpés. Mais le mal était fait : en quelques jours seulement, les achats de ce légume se sont effondrés.

Plusieurs aspects de cette crise méritent qu’on s’y arrête… On notera tout d’abord la précipitation des autorités publiques à désigner l’autre comme coupable. En matière d’alimentation, le nationalisme et le protectionnisme sont toujours prompts à revenir sur le devant de la scène. L’étranger (celui qui ne mange pas comme nous) constitue un bouc émissaire idéal : une nation développée ne saurait être accusée de mettre en danger la santé et la vie de ses citoyens. L’histoire de l’alimentation fourmille d’exemples de cette méfiance viscérale – et instrumentalisée – vis-à-vis des nourritures venues d’ailleurs.

Le végétal est spontanément associé à la notion de naturel

En revanche, un aspect inédit (du moins dans notre histoire contemporaine) a caractérisé cette crise sanitaire. Chez les consommateurs, l’effet de surprise a été total : pour la première fois, c’étaient des végétaux (d’abord des concombres, puis des graines germées) qui étaient les serial killers ! On avait connu la vache folle, la grippe aviaire, les listeria dans les fromages, les poulets à la dioxine ou encore la fameuse « hamburger disease » (laquelle refaisait dans le nord de la France une apparition remarquée, quelques semaines seulement après « l’affaire des concombres espagnols »). Que l’aliment d’origine animale puisse tuer ou rendre malade, voilà une chose que, depuis la nuit des temps, l’homme avait intégré comme une donnée de la Nature. En revanche, sur le plan symbolique, le végétal est spontanément associé à la notion de naturel, elle-même synonyme de bon, de sain, d’inoffensif. Que l’on puisse mourir en ingérant une poignée de graines germées (donc des végétaux), et bio de surcroît ! (donc perçues comme naturelles) a « cassé » les schémas mentaux, ce qui a déstabilisé nombre de mangeurs et a accru en conséquence leur anxiété vis-à-vis de l’alimentation.

Une anxiété fondamentale liée au « paradoxe de l’omnivore »

N’oublions pas, toutefois, que celle-ci n’est en rien nouvelle. On peut penser qu’elle existait déjà il y a 2,5 millions d’années, lorsque sont apparus les premiers représentants du genre Homo. Selon le psychologue américain Paul Rozin, cette anxiété fondamentale serait liée au « paradoxe de l’omnivore ». Pour survivre, l’homme – qui est omnivore comme le rat ou le porc – doit manger de tout. Mais dans ce « tout », figurent des végétaux ou des produits animaux qui peuvent le rendre malade, voire le tuer. Le problème vient du fait que l’omnivore n’est pas capable de distinguer instinctivement les « bons » aliments des « mauvais ». D’où un tiraillement entre, d’une part, un attrait inné pour la nouveauté alimentaire (la néophilie, condition nécessaire d’un régime suffisamment diversifié) et la néophobie, c’est-à-dire la crainte d’ingérer un aliment dangereux. Ce dilemme (ou « paradoxe ») serait en lui-même source d’un profond malaise et d’une anxiété anthropologique vis-à-vis de l’alimentation.

L’insertion de l’individu dans une « culture alimentaire » (avec ses règles et ses rites rassurants) permet, en grande partie, d’apaiser ces angoisses… qui ne demandent cependant qu’à resurgir lorsque, par exemple, la menace vient de l’étranger, c’est-à-dire d’une autre culture.

L’aliment moderne, « transformé » par l’industrie, a changé de statut

Tout au long des millénaires passés, les intoxications alimentaires – l’ergot du seigle, le botulisme, les salmonelles dans les viandes, les œufs et les produits laitiers, la contamination microbienne de l’eau ou des coquillages – tuaient infiniment plus qu’aujourd’hui. Mais les progrès de l’hygiène ont été spectaculaires… au point qu’on en est venu à imaginer que le risque zéro était possible.

Si l’homme a toujours vécu avec la peur d’être empoisonné par ses aliments, la période actuelle a vu cette crainte se renforcer. Les raisons en sont nombreuses… Pour une large part, la réactivation actuelle des angoisses alimentaires résulte de l’industrialisation de la production de nourriture et de la mondialisation des échanges. L’aliment moderne, « venu d’ailleurs » et « transformé » par l’industrie, a changé de statut. Ce n’est plus cette chose connue, familière (parce que cultivée ou élevée près de chez soi), simple et stable dans le temps. C’est devenu un objet complexe, produit dans des usines lointaines, et dont l’origine agricole est de plus en plus souvent oubliée. De cet aliment industriel, le consommateur ignore tout : sa composition, l’origine géographique de chacun de ses multiples ingrédients, les modalités de sa production agricole, les process industriels qu’il a subis.

L’absence de maîtrise et de contrôle sur la nourriture renforce l’anxiété

Ce processus d’industrialisation et de mondialisation a créé une distance croissante entre le mangeur et ses aliments, entre le consommateur et le producteur agricole. La filière qui part du champ et se termine dans l’assiette s’est considérablement allongée (multiplication des intermédiaires), complexifiée, opacifiée (ignorance de ce qui se passe au champ et dans l’usine) et déshumanisée. Du coup, le mangeur éprouve le sentiment d’une absence totale de maîtrise et de contrôle sur sa nourriture, ce qui renforce son anxiété.

Eric Birlouez
Sociologue de l’agriculture et de l’alimentation, Paris, FRANCE
Retour